La Tour Robinson

Cette « Tour Robinson » qui reste dans les mémoires de certains havrais m’intriguait par son architecture. J’ai été amené à faire quelques recherches lors de la rédaction du livre auquel j’ai participé « Au fil du temps - Frileuse-Aplemont » paru de 2001.

Une difficulté survint, l’absence de documents sur Graville-Saint-Honorine, suite aux bombardements de septembre 1944, la Mairie comme une partie de Soquence a été détruite, les gens, les bâtiments, les documents ont péris. En ce qui concerne les documents, ne restent aux Archives municipales du Havre que la période 1800 à 1870 puis à partir de l’annexion de Graville par Le Havre en 1919.

Un premier document trouvé… ce fut le point de départ.

Dans le « Journal du Havre » du 29 décembre 1894 paraît dans les Annonces, la « Licitation Letellier - A vendre - Belle propriété - De rapport et d’agrément avec vastes dépendances, dénommée la Tour, située à Graville-Sainte-Honorine, rue de l’Abbaye, n° 286, ayant vue sur la ville et la rade du Havre, d’une contenance superficielle de six mille trois cents mètres carrés. Mise à prix : 30,000 fr. […] Adjudication aura lieu le 18 janvier 1895 […] Requête, poursuites et diligences de Madame Emilie LETELLIER, épouse de Monsieur Joseph CAILLOT, photographe […] En présence ou elle dûment appelée de Madame Hortense MATIVET, propriétaire, demeurant à Graville-Sainte-Honorine, rue de l’Abbaye, n° 286, veuve de Monsieur Emile LETELLIER. […] dénommée « La Tour ». Ayant vue sur la ville et la rade et les côtes de Normandie, close dans toute sa longueur, sur la rue de l’Abbaye, d’un grand mur en briques et cailloux de trois mètres cinquante de hauteur. Cette propriété se compose d’un Pavillon construit en briques, couvert en ardoises, avec une tour construite en briques et cailloux, couverte en plomb, formant aile à l’une des extrémités du pavillon ; il est élevé sur cave située sous la tour, sur cuisine et arrière-cuisine en sous-sol, d’un rez-de-chaussée auquel on accède de plein pied par un jardin potager donnant sur la rue de l’Abbaye et au moyen d’un perron donnant sur le jardin. - Ce rez-de-chaussée est divisé en deux pièces, salle à manger sur le pavillon, avec office à la suite et salon dans la tour : premier étage, comprenant dans le pavillon, chambre avec cabinet de travail, dans la tour, grande chambre ; au deuxième étage, même distribution qu’au premier - au-dessus et à l’intérieur de la tour formant troisième étage auquel on accède par un escalier en vigneau, une grande pièce pouvant être utilisée comme chambre. Tous les parquets du rez-de-chaussée ainsi que des étages, sont en chêne ou en pitchpin. - au-dessus de la tour, terrasse de laquelle on a vue sur la ville, la râde du Havre, les côtes de Normandie, l’estuaire de la Seine jusqu’à Tancarville et les environs du Havre. - Sellier et kiosque attenant au pavillon. - Magnifique jardin potager, planté d’arbres fruitiers en plein rapport, dans lequel un pigeonnier en briques, couvert en ardoises. - Fondations en briques pour construction d’un petit pavillon. – Dans le jardin d’agrément et le bois, écurie [ ?] avec grenier (en construction presqu’ achevée) gymnastique [pièce où l’on pratique les exercices de gymnastique - Littré], petit bâtiment construit en briques, couvert en zinc, servant autrefois de bicherie, bâtiment en cailloux et pierres blanches, couvert en zinc à usage de poulailler, petits bâtiments à usage de cabanes à lapins, deux petits bâtiments sur fondations en maçonnerie construits en planches et couverts en zinc servant actuellement à usage de cabinets de travail.
Il existe sur la propriété deux mares et une citerne, ainsi qu’une canalisation complète, pour permettre d’amener les eaux de la ville.

Le tout d’une contenance, d’après cadastre, de six mille trois cents mètres carrés, est borné : au nord, par la rue de l’Abbaye ; au sud, par Monsieur […]vrais ; à l’est, par Messieurs Lemaître et Dorival, et à l’ouest, par Monsieur Touchard. »

Dans la déclaration de décès du 9 avril 1893 d’André Emile LETELLIER, il est dit mort la veille, à 59 ans, en son domicile, 286 rue de l’Abbaye, à Graville Sainte-Honorine. Il est photographe et sa femme Hortense MATIVET… mariés en 1862.
Un autre photographe est témoin lors de cette déclaration, Joseph CAILLOT, 27 ans.

Le lendemain dans le même journal, faire-part de son décès « photographe (…) sera inhumé le 12. On se réunira au domicile mortuaire, 286, rue de l’Abbaye »

Petit retour en arrière, en 1888, sa fille Albertine Justine Emilie, née à Yvetot en 1863, se marie avec Joseph CAILLOT, employé. André Emile est dit « propriétaire au Havre »
Un des témoins, est Elie LETELLIER, jardinier, 54 ans [né 1834] cousin de l’épouse, demeurant à Graville-Sainte-Honorine.

En 1890, dans l’ « Annuaire » rubrique « Photographes »
« Letellier (E) (Palmes Académiques) 17 rue d’Estimauville et rue de l’Abbaye, Graville Sainte-Honorine ».
Dans les Annuaires précédents, il était marqué uniquement, demeurant au Havre

1891 l’ « Annuaire » Commune de Graville « Letellier photographe 286 rue de l’Abbaye »

1893, le « Recueil des publications de la Société Havraise d’Etudes Diverses » du 2ème trimestre, consacre 6 pages et 1 photo pour rendre hommage à Emile LETELLIER, l’un de leurs membres. Rident, président de la SHED, prononce un discours le 11 avril, sur sa tombe. J’en extrais cette phrase « Depuis quelque temps, nous avions cessé de le voir aussi souvent parmi nous, mais nous savions que l’éloignement de sa nouvelle installation à Graville en était la seule cause ».
Léon Braquehais, pour le Recueil écrit une notice nécrologique
« […] En 1871, M. Letellier vint se fixer définitivement au Havre, où son talent d’artiste photographe était déjà très apprécié » Braquehais retrace son parcours artistique et ajoute « Après une carrière aussi utilement remplie, M. Letellier pensait pouvoir bientôt jouir du fruit de ses travaux et se retirer dans le beau pavillon qu’il venait de faire construire à Graville-Sainte-Honorine, quand la mort est venue l’enlever prématurément […] »

1894 à 1896, dans les « Annuaires» est notée « veuve LETELLIER 286 rue de l’Abbaye ».

1901, le 28 avril « Le Petit Havre » encart publicitaire…
« Restaurant de la Tour du Grand Robinson Graville-Ste-Honorine tenu par M. Philippe CARRE Etablissement recommandé pour Noces et Banquets, à des prix très modérés. Grand Bois champêtre et Jeux divers. »

1902, le 22 mars « Le petit Havre » encart publicitaire…
« Avis A l’occasion des Fêtes, M. PH. CARRÉ prévient ses amis et sa nombreuse clientèle qu’il tient toujours le Restaurant de la Tour du Grand Robinson, 286, rue de l’Abbaye. Noces, banquets et collations à des prix modérés. Consommations de premier choix. »

1902 à 1905 « A la Tour du Grand Robinson » P. CARRE - restaurateur - même adresse.

1909 à 1912 « A la Tour du Grand Robinson » mademoiselle MESNAGE - café - restaurateur même adresse.

1913, plus de restaurant… mais un contremaître est locataire.

1919, annexion de Graville Sainte-Honorine par Le Havre…
Le tronçon « rue de l’Abbaye » située sur Le Havre et celui sur Graville Sainte-Honorine fusionnent, ce qui occasionne un changement de numérotation… le n° 286 devient le n° 332.

1920, deux métallurgistes et leurs familles, sont locataires.

1920 à 1940, les permis de construire déposés, pour la rue de l’Abbaye, dans le périmètre de la Tour, sont signalés ainsi… « près de la tour » « près la tour » « près tour Robinson » « face tour Robinson »

1930, trois métallurgistes et leurs familles, sont locataires.

1939, deux métallurgistes, un journalier et leurs familles, sont locataires.

1946, 9 mars « Recensement général des locaux d’habitation »
« Rue de l’Abbaye n° 332 Tour Robinson - immeuble à étage » 3 pièces principales dont 1 cuisine. Electricité mais ni gaz ni eau courante dans la maison. Pas de « cabinet d’aisances » ni de tout à l’égout. Etat du logement « mauvais » « logement inconfortable menaçant de s’écrouler. Escalier impraticable. L’équipement du logement est tout à fait incompatible avec les lois ». Le logement est « non meublé » « sans loyer / sinistré » 8 occupants un chauffeur en usine, sa femme, 3 fils et 1 fille + un manœuvre, son beau-frère.

1948, 29 avril « Recensement général des locaux d’habitation »
« Rue de l’Abbaye n° 332 - rez-de-chaussée - 1 pièce à usage d’habitation mais en marge est noté « néant » + 1 cuisine et 1 cave. Electricité mais ni gaz ni eau courante. 1 cheminée. 5 locataires « entré d’office » un couple, 2 fils et 1 fille.

1948, 29 avril « Recensement général des locaux d’habitation »
« Rue de l’Abbaye n° 332 - rez-de-chaussée - bâtiment sur « rue » 1 pièce à usage d’habitation + 1 cuisine. 1 « cabinet d’aisance » à l’extérieur du logement. Electricité mais ni gaz ni eau courante. 1 cheminée. 2 locataires [En 1949 naissance d’un fils]

1948, 13 mai « Recensement général des locaux d’habitation » « Rue de l’Abbaye n° 332 - Tour Robinson - 1er étage - bâtiment « sur cour » 1 pièce à usage d’habitation + 1 cuisine. 1 « cabinet d’aisance » à l’extérieur du logement. Electricité mais ni gaz ni eau courante. 1 cheminée. 3 locataires, un couple et 1 fille [En 1949 naissance d’une fille]

1950, deux journaliers, un chauffeur automobile, un soudeur et leurs familles, sont locataires.

1950, 17 février, rapport du Service d’Architecture de la VDH « Il s’agit de l’immeuble dénommé « Tour Robinson », c’est une construction endommagée par faits de guerre et en état de délabrement. Tous les gros murs sont plus ou moins lézardés et ébranlés. De plus ils sont très dégradés. Le pignon Ouest accuse une lézarde verticale dont l’écartement est de 4 à 5 cms. La toiture a toutefois été refaite en tôles galvanisées par le MRU au titre des travaux d’office. La terrasse de la tour n’est pas étanche. La plupart des croisées ont été arrachées. Les baies ont été closes sommairement, quelquefois avec des moyens de fortune, par les occupants. Toutes les menuiseries sont très délabrées. Les planchers souffrent de la vétusté et, en certains endroits, ils sont gagnés par la pourriture. L’immeuble a dû certainement être découvert pendant une période assez longue. D’ailleurs des infiltrations se produisent encore, étant donné les dégradations existant dans les gros murs. Les plâtres sont soufflés. Des parties de la coquille d’escalier se sont effondrées et d’autres ne manqueront pas de suivre. Dans une pièce du rez-de-chaussée la corniche en plâtre s’est détachée et sa chute a surpris les occupants. Ceux-ci s’inquiètent à juste titre, que d’autres parties de corniche ou de plâtre viennent à s’effondrer aux endroits où ils sont obligés de séjourner. C’est là en effet outre l’inconfort des lieux, le danger qu’encourt les personnes qui se sont installées dans cet immeuble, car celui-ci ne menace pas de s’effondrer, tout au moins de manière évidente. »

Une suite de correspondance afin de reloger toutes ces familles… entre Ville du Havre, entreprises, locataires, propriétaire, bailleurs…

1951, paraît « Esprit du Havre » de Julien Guillemard. Au chapitre « De la ˝Côte˝ et de la terrasse de Graville » l’auteur parcourt les rues Félix Faure et de l’Abbaye en évoquant ses souvenirs…
« Le fort de Tourneville aux douves comblées de gravats… Passé le cimetière, autrefois c’était la campagne. La route bordée de talus herbus et d’arbres rustiques, suivait le coteau, laissant souvent des échappées sur le panorama, ce qui en faisait une promenade agréable. On allait collationner à La Tour de Robinson. Depuis, on a construit au petit bonheur. »

1951, le 10 octobre un projet d’alignement de la rue de l’Abbaye, est mis au point. Sur le plan de situation est dessinée la Tour Robinson, propriétaire « Mme Molon »

1954 « cet immeuble de plus en plus dangereux »

1955, trois familles sont locataires.

1956, Cession de terrain afin d’élargir la rue de l’Abbaye, plan de 1955 d’une portion de terrain cédée à la Ville du Havre, par le nouveau propriétaire, la « Société Immobilière de la Côte ». Est noté l’ancien propriétaire « Mme Louis Molon Vve née Petit Auguste » Parcelle cadastrale « Section M n° 1298 ». Dessin de la Tour.

1956, Terrain frappé d’alignement, délibération n° 87, du 5 novembre du Conseil municipal du Havre. Un plan de 1955 est joint.


Dessin de la Tour.

1957, permis de construire n° 48 du 23 janvier, déposé par la « Société Immobilière de la Côte »… 6 pavillons de chacun 2 logements. Sur le plan masse, sont situés… la Tour et le pavillon la jouxtant. Ces bâtiments se situaient entre les garages et le 1er pavillon donnant sur la rue de l’Abbaye.

1957, 13 mars « Le Havre-Libre » sous le titre « A proximité de la Tour Robinson (condamnée…) Un groupe de 12 logements - vient de démarrer - destinés au personnel de la société « Le Titane » »

« (…) la tour Robinson et les bâtiments adjacents, en très mauvais état, vont devoir prochainement disparaître, puisque sis au débouché de la voie de « desserte » sur la rue de l’Abbaye »
Article signé « P.L. »


Photo de la Tour…

1957, le 6 novembre « Le Havre » sous le titre « La Tour Robinson, pittoresque mais inutile a disparu sous la poussée de la construction »
« C’est encore un petit morceau du Vieux Havre qui disparaît. Mais celui-ci ne présentait guère d’autre valeur que de vague souvenir romantique. Tout le monde a connu, au moins de nom, la Tour Robinson, proche du bois Gody, c’est-à-dire en bordure de la rue de l’Abbaye, passée la rue Montmirail.
Cette tour fut édifiée au siècle dernier par un original propriétaire d’une maison bourgeoise, en briques, qui se fit construire cet élément inattendu d’architecture. La tour était cylindrique, et bizarrement ornée d’oculus, de fenêtres à croix latine et terminée par une terrasse à créneaux. Placée dans une assez vaste propriété, l’édifice devint ensuite un restaurant champêtre à l’enseigne du « Grand Robinson ».
De l’autre côté de la rue, il y avait une grande briqueterie avec sa haute cheminée, propriété de M. Duboc [sic] qui la transforma en propriété herbagère avec étable modèle. On vit ensuite l’étable transformée en… colonie scolaire et chapelle ! Aujourd’hui, la construction a aussi effacé les dernières traces de ce passé. […] Pour en revenir à la tour, celle-ci, le restaurant ayant fermé ses portes au lendemain de la grande guerre, fut habitée par M. Bellanger, secrétaire général de la mairie. Pendant la dernière guerre, elle fut utilisée par l’armée allemande, qui de sa terrasse correspondait optiquement avec la lieutenance d’Honfleur. Les démolisseurs viennent d’en chasser les derniers locataires, qui ont été relogés rue des Saules. A ce très bel emplacement s’achève la construction de six jolies maisons à deux appartements. »
Article non signé.


Vestige de la Tour…

1958, Matrice cadastrale « Matrice supprimée » - M 1298 - 332 rue de l’Abbaye - propriété bâtie « maison » - propriété non bâtie « sols - sol - jardin » « entrée 1943 - sortie 1958 ».

1973, 29 octobre, par délibération du Conseil municipal du Havre, n° 57, la rue de l’Abbaye est scindée en deux. Une partie s’appelle dorénavant Salvador Allende… l’autre, correspondant à la Tour Robinson, commençant rue René Cance, devient Pablo Neruda.

2001, parution « Au fil du temps Frileuse-Aplemont » par le « Collectif du Plateau » Auzou, Dalibert, Douillet, Launay rejoint par Betton, Durel et Watté.
« Rue de la Tour Robinson. Cette construction de la fin du XIXè siècle fut construite par un original. Elle devint par la suite un restaurant champêtre à l’enseigne ˝Grand Robinson˝. Après la Libération, elle servit d’habitation puis elle fut démolie en novembre 1957. »
« Sur le terrain où s’élevait naguère la Tour Robinson, cette guinguette devenue habitation après la Libération et détruite en 1955, furent construits six pavillons jumelés soit douze logements pour les employés de l’entreprise Thann et Mulhouse. »



Carte postale « Tour Robinson »

Documents utilisés. Fonds Archives Municipales du Havre. Série F - G - O - « annuaires » - répertoires des permis de construire - permis de construire -


mardi 18 août 2009

5 commentaires:

jps a dit…

Que voilà un article complet...

Damien a dit…

Longtemps que je n'étais pas passé par là... C'est riche et passionnant !

GL a dit…

Bonjour, je découvre aujourd'hui ce billet très documenté sur cette tour Robinson, figure emblématique d'Aplemont disparue du paysage.
A l'occasion d'une prochaine série de photos sur ce secteur, je mettrais un lien sur votre article mais dès maintenant, je l'ajoute sur la page consacrée à ce secteur sur mon blog:
http://aplemontphoto.blogspot.com/search?q=tour+Robinson.

Mr Yak a dit…

On ne peut être plus clair, cet article passionnant m'en a appris beaucoup sur mon quartier.

François a dit…

Une page de l'histoire du Havre peu connue !

Il est dommage que plus personne ne construire de batiment originaux comme cette tour ou la porte des Gadelles rue Cochet.